Sénégal : Publication des listes de bateaux autorisés à pêcher

Le combat pour la transparence dans la pêche ne fait que commencer

En date du 6 mai 2024, la Ministre des Pêches, des infrastructures maritimes et portuaires, Dr Fatou Diouf, a rendu publique la liste des bateaux autorisés à pêcher dans les eaux sous juridiction sénégalaise. Elle a par ailleurs souligné que cet acte ‘répond au principe de transparence dans la gestion des ressources naturelles qui constituent un patrimoine national’. Cette initiative constitue un pas essentiel pour établir une gestion des pêches transparente et durable.

Qui contrôle les bateaux d’origine étrangère dans les sociétés mixtes ?

À la lecture de cette liste, nous voyons qu’il y a d’une part, les bateaux européens pêchant dans le cadre de l’accord de pêche (13 senneurs dont 6 espagnols et 7 français, 4 canneurs, dont trois espagnols et un français), et d’autre part, 132 bateaux pavillonnés au Sénégal. Sur ces 132 bateaux – la quasi-totalité étant des chalutiers-, ce qui est frappant, c’est qu’une bonne moitié affiche un nom d’origine chinoise. Ajoutons à cela une série de bateaux d’origine espagnole, française, coréenne et autres. La question qui se pose, ce sont si ces bateaux d’origine étrangère sont réellement contrôlés par des sénégalais. Peut-on vraiment parler de ‘pêche industrielle locale’ ?

En 2020, l’association pour la promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime du Sénégal (APRAPAM) avait publié une liste de bateaux d’origine étrangère qui avaient introduit une demande de licence et opéraient dans le cadre de sociétés mixtes. Tous ces navires étaient à l’époque « en voie de sénégalisation», c’est-à-dire qu’ils allaient prendre le pavillon du Sénégal. En vue de ce repavillonnement, la loi exige que 51% du capital soit détenu par un sénégalais.

APRAPAM avait dénoncé à l’époque le fait que cette condition n’était pas remplie par certaines sociétés mixtes. Certaines sociétés mixtes qui servaient d’écran à ces bateaux avaient seulement un ou deux millions de CFA de capital social.

Une société mixte avait même seulement 100.000 CFA de capital social, alors qu’elle gérait 6 chalutiers pélagiques côtiers !

Comment imaginer dans ces conditions que c’est le partenaire sénégalais, avec ses 100.000 CFA, qui détient réellement le contrôle de la société mixte, plutôt que le propriétaire de ces bateaux valant plusieurs milliards de CFA ?

Sur la liste publiée le 6 mai 2024, on voit que la plupart de ces bateaux ont, depuis 2020, bel et bien été sénégalisés. Le partenaire sénégalais a-t-il aujourd’hui plus de contrôle sur ces bateaux étrangers qu’il n’en avait en 2020 ? C’est peu probable. Sous le couvert de ces sociétés mixtes, la pêche industrielle sénégalaise est aux mains d’intérêts étrangers qui ne respectent pas nos réglementations. Ainsi, la législation sénégalaise oblige tout bateau industriel sénégalais à embarquer un observateur à bord. Dans la plupart des cas, cette obligation est ignorée par ces bateaux sénégalisés.

Certains de ces chalutiers n’hésitent pas également à se cacher derrière le pavillon sénégalais pour profiter des protocoles de pêche négociés par le Sénégal avec notamment la Guinée-Bissau et le Libéria. Ils profitent ainsi des ressources de pêche de ces pays, souvent en ne respectant pas non plus la législation en vigueur, au risque d’entacher les relations entre le Sénégal et ces voisins.

Recueillir et divulguer les informations sur les bénéficiaires effectifs

Ceux qui tirent les ficelles des sociétés mixtes sous lesquelles opèrent ces bateaux d’origine étrangères sénégalisés, ce sont les ‘bénéficiaires effectifs’, des entreprises et citoyens chinois, russes, européens, établis dans un pays étranger. En 2022, lors de la Conférence des Ministres des Etats d’Afrique, des Caraibes et du Pacifique, un engagement a été pris par tous les pays présents, dont le Sénégal. Cet engagement stipule : « prendre des mesures, en tant qu’État du pavillon ou État côtier, pour actualiser et mettre en œuvre la législation nationale afin d’exiger la déclaration des bénéficiaires effectifs ultimes des navires de pêche et des sociétés lors de l’attribution du pavillon ou de l’autorisation de pêcher, et la tenue d’un registre des propriétaires réels des navires de pêche au niveau national ».

En application de cet engagement, nous encourageons nos autorités à prendre toutes les dispositions nécessaires afin de recueillir et de divulguer publiquement les informations sur les bénéficiaires effectifs des bateaux qui ont pris le pavillon sénégalais.

En particulier, nous insistons pour que l’audit de la flotte sénégalaise, promis depuis vingt ans, soit mené, et les résultats publiés.

Les objectifs de l’audit de la flotte devraient inclure au moins les éléments suivants :

  • Un inventaire exhaustif des navires de pêche battant pavillon du Sénégal ;
  • La vérification de la conformité de la situation de chaque navire avec les dispositions législatives et réglementaires en vigueur en matière d’acquisition du pavillon national ;
  • Une évaluation de la contribution des armements à la sécurité alimentaire, à la création de la richesse nationale, à la promotion de l’emploi et à l’apport en devises ;
  • Une réévaluation des caractéristiques techniques des navires (jauge, etc.)

Cet audit devra permettre d’avoir une vision claire de la situation administrative, technique et économique actualisée des bateaux de pêche battant pavillon sénégalais.

Etant donné l’état de nos ressources, il est impératif d’opter pour des politiques de réduction de la capacité. Les données publiées montrent que ce problème existe aussi bien dans la pêche industrielle que dans la pêche artisanale, avec 17.449 permis de pêche délivrés à des pirogues.

L’audit de la pêche industrielle, composée en majorité de sociétés mixtes, sera un outil important pour les choix politiques qui permettront de donner la priorité à ceux qui suivent les règles, qui contribuent le plus à la sécurité alimentaire et à la création d’emplois, dans le respect des droits d’accès prioritaires de la pêche artisanale, en ligne avec l’ODD 14b.

Nous encourageons Madame la Ministre et son administration à faire toute la lumière sur les sociétés mixtes et assurer qu’elles opèrent de façon légale, transparente, qu’elles contribuent à l’économie du pays, et ne portent pas préjudice à la pêche artisanale du Sénégal et des autres pays de la région dans lesquels ces bateaux opèrent.

Le rôle de la commission d’attribution des licences est à renforcer

Les acteurs de la pêche artisanale sénégalaise et la société civile qui les appuie ont dénoncé à de nombreuses reprises le manque de transparence dans la procédure d’octroi des licences de pêche industrielle au Sénégal. En 2020, une mobilisation générale avait eu lieu alors que les autorités s’apprêtaient à délivrer 54 licences de pêche industrielle – pêche aux petits pélagiques, pêche au merlu surtout-, dont 52 licences à des bateaux d’origine chinoise, et deux licences à des senneurs turcs.

En août 2023 encore, le Conseil interprofessionnel de la Pêche artisanale au Sénégal (CONIPAS) exprimait son désaccord par rapport à l’octroi de nouvelle licence de pêche industrielle par les autorités sénégalaises, donnée en contradiction avec l’avis de la Commission Consultative d’Attribution des Licences de Pêche (CCALP).

Face à ces revendications, les autorités ont pris plusieurs engagements pour plus de transparence. En 2016, le gouvernement du Sénégal s’est engagé publiquement à mettre en œuvre l’initiative de transparence dans la pêche – FiTI (Fisheries Transparency Initiative).

Nous espérons que l’engagement de la nouvelle Ministre et de son administration pour plus de transparence dans la pêche sénégalaise vont se matérialiser par l’adhésion à l’initiative FiTi, afin de permettre aux acteurs et aux citoyens de savoir qui pêche quoi, et qui profite des bénéfices de cette pêche.

Mais la transparence n’est pas une fin en soi, elle doit permettre une meilleure implication des professionnels dans la gestion de la pêche, à fortiori étant donné l’engagement du Sénégal en faveur de la cogestion [article 6 du Code de la Pêche].

Nous demandons, au-delà de la nécessaire transparence, la commission d’attribution des licences ne soit plus seulement consultative, mais ait le pouvoir de décider de qui, ou pas, est autorisé à pêcher ‘l’or bleu’ du Sénégal.


Par Gaoussou GUEYE

Président de APRAPAM

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