Le 27 mai 2024, dans un communiqué, la Commission européenne a pré-identifié le Sénégal comme pays non coopérant dans la lutte contre la pêche INN après avoir relevé des graves lacunes « dans le système mis en place par le pays pour se conformer à ses obligations internationales en tant qu’État du pavillon, État du port, État côtier ou État du marché ». Le communiqué indique également que les manquements en matière de Suivi, Contrôle et Surveillance « concernent les navires battant pavillon sénégalais et opérant dans les eaux ne relevant pas de la juridiction du pays, ainsi que les contrôles effectués sur les navires de pêche étrangers au port de Dakar ».
Dans l’évaluation de l’accord de pêche entre l’UE et le Sénégal, on peut lire que : « Depuis 2020, l’UE a posé de nombreuses questions au Sénégal dans le cadre des réunions annuelles de la CICTA (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique) concernant le contrôle de la flotte sénégalaise opérant dans la zone CICTA ainsi que concernant les contrôles mis en œuvre au port de Dakar […]. En 2021, 2022 puis en 2023, l’UE a mis en lumière des exportations du Sénégal vers le marché européen, exportations dépassant les quotas alloués au Sénégal par la CICTA ».
Par exemple, l’UE a relevé que le Sénégal, qui disposait d’un quota de 225 tonnes d’espadon de l’Atlantique Nord pour l’année 2020, a seulement déclaré avoir pêché 10 tonnes d’espadon cette année-là. Mais « les vérifications effectuées sur les importations dans l’UE démontrent qu’en 2020 le Sénégal a validé l’exportation de 311 tonnes de cet espadon par un seul navire », soit 30 fois plus que ce qui avait été déclaré. Il est nécessaire que le ministère communique sur comment on est arrivé à cette situation et que les auteurs à tous les niveaux de responsabilité soient sanctionnés.
Des bateaux thoniers ‘à haut risque’ du point de vue de la pêche INN ont utilisé le pavillon sénégalais, ainsi que d’autres pavillons de complaisance, afin d’échapper aux règles.
Selon la liste récemment publiée de bateaux sous pavillon sénégalais ayant reçu une autorisation de pêcher, à l’heure actuelle, il y aurait huit thoniers battant pavillon du Sénégal, dont cinq senneurs gérés par des sociétés sénégalaises.
La pré-identification du Sénégal comme pays non coopérant dans la lutte contre la pêche INN n’implique pas que ces thoniers aient été impliqués dans des opérations de pêche INN sous pavillon sénégalais.
Pour la pêche artisanale, le problème de la pêche INN, c’est dans la zone côtière
L’évaluation de l’accord de pêche UE-Sénégal abonde dans ce sens en soulignant que, en dépit des efforts consentis ces dernières années par le Sénégal, le niveau de contrôle et de surveillance de la pêche dans les eaux du pays n’est pas suffisant : « Il en résulte de nombreuses activités de pêche INN pratiquées aussi bien par la pêche industrielle (nationale et étrangère) que par la pêche artisanale. Malgré l’adoption d’une nouvelle loi, l’élaboration d’un Plan d’action national de lutte contre la pêche INN, adopté en 2015 et mis à jour en 2023 pour la période 2023-2028, et l’acquisition de moyens opérationnels, des activités de pêche INN persistent ». L’évaluation continue : « Cette situation est d’autant plus préoccupante que les stocks démersaux côtiers (poissons profonds) à forte valeur marchande (principalement exportés) restent pleinement exploités, voire surexploités. En outre, la pression de la pêche sur les espèces consommées localement (petits pélagiques) augmente en raison de l’exportation croissante de ces espèces, avec un risque sérieux de pénurie d’approvisionnement sur le marché local ».
Une des causes de cette situation, dénoncées par la pêche artisanale et la société civile, c’est la prolifération de sociétés mixtes de façade. « Sous le couvert de ces sociétés mixtes, la pêche industrielle sénégalaise est aux mains d’intérêts étrangers qui ne respectent pas nos réglementations », a souligné récemment Gaoussou Gueye, Président de la CAOPA.
A la suite de la publication, par la nouvelle Ministre en charge de la Pêche, de la liste des bateaux ayant reçu une autorisation, il a été remarqué que de nombreux bateaux « sénégalisés » sont d’origine chinoise. En 2020, l’association APRAPAM dénonçait le fait que certains bateaux d’origine chinoise, en voie de recevoir une autorisation de pêche et d’être sénégalisés, avaient des antécédents de pêche INN, comme les bateaux RUISHUN, auparavant expulsés de Madagascar pour pêche illégale en zone côtière.
Comme le rappelle Gaoussou Gueye, « certains de ces chalutiers n’hésitent pas également à se cacher derrière le pavillon sénégalais pour profiter des protocoles de pêche négociés par le Sénégal avec notamment la Guinée-Bissau et le Libéria. Ils profitent ainsi des ressources de pêche de ces pays, souvent en ne respectant pas non plus la législation en vigueur, au risque d’entacher les relations entre le Sénégal et ces voisins ».
Le non-respect des règles par les bateaux européens opérant sous accord de pêche
Dans le cadre du dernier protocole d’Accord de Partenariat pour une Pêche durable (APPD) entre l’UE et le Sénégal, certains problèmes ont été soulevés concernant le non-respect des règles édictées dans le cadre de l’accord. Ainsi, pour ce qui est de la pêche au merlu, l’évaluation de l’accord indique que, en 2019, le Total de Captures Admissibles (TAC) a été dépassé : les captures totales de merlu, – une espèce surexploitée-, par les chalutiers européens ont atteint 3052 tonnes, alors que le TAC annuel est de 1 750 tonnes dans le Protocole. À notre connaissance, ces captures excédentaires ont été commercialisées en Europe sans problème. Ce non-respect des règles par les chalutiers merlutiers est totalement incompatible avec une gestion de cette ressource permettant sa récupération et est une justification supplémentaire pour retirer l’accès au merlu de tout futur protocole d’accord de pêche.
Des questions cruciales se posent
Il est impératif que l’UE, signataire de l’accord de partenariat avec le Sénégal, applique et respecte rigoureusement le contenu du Protocole. Des questions cruciales se posent : Comment se fait-il que le Protocole autorise la pêche de 1750 tonnes par an, alors que le double est pêché ? Comment ce surplus a-t-il pu obtenir un certificat de capture pour être exporté et commercialisé en Europe ? Quel a été le rôle des systèmes de contrôle sénégalais et européens dans ce processus ? Où se situe l’efficacité du système de contrôle sanitaire européen ?
Dans cette situation, le Sénégal doit mettre la balle à terre, se remettre en cause et corriger les manquements constatés. Communiquer et impliquer les acteurs à tous les niveaux pour une transparence absolue.
Un autre problème de respect des règles par les bateaux sous accord a fait la une des journaux, lorsque quatre thoniers canneurs espagnols, ont été arraisonnés en juin 2020 pour avoir collecté de l’appât vivant en zone interdite, dans la Baie de Hann, avec des amendes de 20 millions FCFA par navire.
Pourquoi un carton jaune maintenant ?
D’après l’UE, elle aurait, depuis 2019, posé des questions au Sénégal concernant son action pour contrer la pêche INN dans la zone ICCAT. L’UE n’aurait pas obtenu de réponse. Alors, qu’est-ce qui justifie de donner un carton jaune maintenant, alors que, d’autre part, des négociations sont en cours pour le renouvellement du protocole d’APPD entre les deux pays ?
Un élément présenté comme essentiel dans le déclenchement de la procédure de pré-notification du Sénégal semble être le changement de gouvernement. Dans son communiqué, la Commission européenne « reconnaît les mesures prises récemment par le nouveau gouvernement (à savoir la publication de la liste des licences de pêche et l’audit de la flotte de pêche) et est rassurée par ce fait… ». La Commission européenne semble être de l’avis qu’avec les nouvelles autorités, il y a plus de chances de progresser ensemble dans la lutte contre la pêche INN.
En pré-notifiant le Sénégal, la Commission entame un dialogue formel avec le pays. Cette décision n’entraîne pas de mesures commerciales. Toutefois, rappelle la Commission « en cas de non-conformité prolongée et continue, les pays peuvent finalement faire l’objet d’une procédure d’identification (« carton rouge »), qui entraîne l’interdiction d’exporter leurs produits de la pêche vers le marché de l’UE ».
Il est à espérer que le dialogue permette au Sénégal de lutter plus efficacement contre la pêche INN. Un arrêt des exportations pénaliserait injustement la pêche artisanale sénégalaise, qui exporte une bonne partie de ses produits sur le lucratif marché européen. Il est à espérer également, pour le bénéfice des communautés de pêche locale, que le dialogue ne se limitera pas aux questions liées aux opérations INN dans la pêche thonière, et abordera les problèmes causés par les bateaux engagés dans la pêche illicite en zone côtière, là où ils provoquent des impacts négatifs importants pour la pêche artisanale.
Une demande de la pêche artisanale est la lutte contre les incursions de navires utilisant des engins destructeurs dans les zones côtières, comme les chalutiers côtiers. La surveillance participative est vantée depuis plusieurs décennies en Afrique, mais elle n’a pas été définie légalement dans la plupart des pays et manque généralement de soutien administratif, logistique et financier.
Pour que le système fonctionne, il faut fournir aux pêcheurs artisans des équipements adéquats, leur permettant d’informer directement les autorités d’activités suspectes, et définir clairement les rôles et responsabilités respectifs des pêcheurs et des autorités.
Dans le cadre de la renégociation qui s’annonce entre l’UE et le Sénégal pour lutter ensemble contre la pêche INN, les deux parties ont à revoir leur attitude, et pas seulement le Sénégal. Le Sénégal doit enfin prendre ses responsabilités pour gérer le secteur de la pêche de façon transparente et en faisant respecter les règles à tous.
Vu que certains bateaux d’origine européenne, pêchant dans le cadre de sociétés mixtes ou même dans le cadre de l’accord de pêche, ne respectent pas les règles, l’Union européenne a une responsabilité qu’elle doit reconnaître dans le cadre de ce dialogue avec le Sénégal : celle de mieux contrôler les bateaux d’origine européenne, et celle de les sanctionner lourdement quand ils ne respectent pas les règles.
APRAPAM