ZLECAf et Océan : la grande ambition panafricaine face au cri d’alarme des pêcheurs
Une ambition continentale, des réalités locales
Le Sénégal, avec le soutien de la Commission Économique pour l’Afrique (CEA) des Nations Unies, a engagé un chantier stratégique majeur : l’élaboration d’une stratégie pour son économie bleue. Cette initiative s’inscrit dans le cadre plus large de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf), où l’économie bleue a été identifiée comme un secteur prioritaire pour dynamiser le commerce intra-africain. Point de convergence de ces réflexions, un atelier s’est tenu à Dakar les 27 et 28 novembre 2024, sous l’égide du Ministère de l’Industrie et du Commerce. Cet événement vise un double objectif : valider une étude sur la facilitation des échanges et lancer les consultations pour une stratégie de financement de l’économie bleue. C’est dans ce contexte que la voix de la pêche artisanale, portée par la Confédération Africaine des Organisations Professionnelles de la Pêche Artisanale (CAOPA), s’est élevée pour rappeler des enjeux fondamentaux, souvent invisibles dans les grands schémas macroéconomiques.
L’Économie Bleue : Le nouvel horizon stratégique du Sénégal
L’ambition de la ZLECAf est claire : augmenter le commerce entre les pays africains de près de 50 % d’ici 2030 et réduire la dépendance historique aux exportations de matières premières brutes. Pour y parvenir, chaque État doit valoriser ses atouts. Pour le Sénégal, doté de 718 kilomètres de côtes, l’économie bleue est apparue comme un levier de croissance évident.
Ce secteur n’est pas une simple promesse. La filière halieutique (pêche et aquaculture) représente déjà 491 millions de dollars d’exportations annuelles et contribue à hauteur de 3,2 % au Produit Intérieur Brut (PIB) national. Cependant, cette filière n’est qu’une composante d’un potentiel bien plus vaste, qui inclut le tourisme côtier (1,2 milliard de dollars) et les hydrocarbures (1 milliard de dollars). La stratégie en cours d’élaboration, pilotée par le Ministère de l’Industrie et du Commerce, vise précisément à structurer l’ensemble de ce potentiel et à mobiliser les ressources financières pour transformer cette richesse naturelle en un moteur de compétitivité régionale. Cette orientation explique en partie les craintes des pêcheurs artisans de voir leurs préoccupations éclipsées par des secteurs jugés plus “bancables”.
“Opportunité ou Menace ?” : Les Inquiétudes de la pêche artisanale face à la ZLECAf
Le 28 novembre, lors de l’atelier des consultations, l’allocution de Gaoussou Gueye, président de la CAOPA, a mis en exergue la double facette de ces nouvelles politiques pour les communautés de pêcheurs. La ZLECAf est perçue à la fois comme une promesse et comme une source de risques majeurs.
Une promesse d’ouverture des marchés
« L’ouverture du marché continental pourrait renforcer le commerce des produits de la pêche artisanale. Elle offre une chance de mieux intégrer les communautés côtières, notamment les femmes transformatrices et commerçantes, dans les marchés des pays voisins, stimulant ainsi les revenus locaux et la sécurité alimentaire à l’échelle du continent », explique M. Gueye.
La crainte d’une libéralisation à deux vitesses
La crainte principale est que les bénéfices de la libéralisation ne soient captés que par les “grandes entreprises d’exportation et les flottes de pêche industrielles“. Le risque n’est pas abstrait, il est concret. Si les règles douanières et les normes sanitaires ne sont pas adaptées, elles deviennent des barrières infranchissables. « Une femme transformant du poisson fumé à Kayar, par exemple, pourrait se voir refuser l’accès au marché ghanéen à cause d’une norme sanitaire conçue pour des produits industriels, impossible à respecter avec ses moyens. La ZLECAf, perçue comme une opportunité, se transformerait alors en une menace directe pour ses moyens de subsistance », précise Gaoussou Gueye.
Les acteurs de la pêche artisanale craignent que ces nouvelles dynamiques commerciales n’accentuent la pression sur des ressources déjà fragiles, sans générer de retombées équitables pour ceux qui en dépendent.
Les Conditions de la CAOPA : Baliser la voie d’une économie bleue inclusive
En réponse à cette dichotomie, la CAOPA a formulé des conditions précises pour s’assurer que la stratégie ne devienne pas un instrument d’exclusion. Il ne s’agit pas de s’opposer au progrès, mais de s’assurer qu’il soit véritablement partagé.
Quels projets financer ? Les cinq critères non négociables
Face aux menaces, la CAOPA n’a pas adopté une posture de simple opposition. Elle a au contraire présenté un véritable cahier des charges pour un développement inclusif, articulé autour de cinq critères non négociables qui conditionnent la légitimité de tout investissement dans l’économie bleue.
⁕ Ne pas nuire aux moyens de subsistance : Tout projet doit préserver l’accès fondamental des pêcheurs à la mer, aux ressources halieutiques, ainsi qu’aux sites de débarquement et de transformation qui sont au cœur de leur activité économique et sociale.
⁕ Renforcer les droits et sécuriser les activités : Il est crucial d’obtenir une reconnaissance juridique des espaces utilisés par les communautés (plages, débarcadères, sites de fumage) et de garantir un accès préférentiel aux ressources et aux services publics essentiels.
⁕ Bénéficier directement aux communautés : Les financements ne doivent pas se perdre dans des strates administratives. Ils doivent se traduire par une amélioration concrète des conditions de travail, une augmentation des revenus, et un renforcement de la sécurité en mer.
⁕ Respecter l’équité de genre : Les femmes jouent un rôle central dans la transformation et la commercialisation des produits. Les projets doivent protéger et renforcer ce rôle, en garantissant leur pleine participation aux décisions et un accès non discriminatoire aux financements.
⁕ Inclure des mesures de compensation : Si un projet a un impact négatif inévitable (réduction d’accès, pollution), il doit impérativement s’accompagner d’un mécanisme de compensation juste et transparent, validé en amont avec les communautés affectées.
Trois messages clés adressés aux décideurs

La CAOPA a synthétisé ses attentes en trois messages directs destinés aux autorités sénégalaises et à leurs partenaires.
-
Travailler ensemble pour une économie bleue inclusive : La participation ne doit pas être un événement ponctuel. Il est nécessaire de mettre en place un espace de dialogue permanent entre les organisations de la pêche artisanale et les pouvoirs publics pour co-construire et suivre les politiques.
-
Protéger les espaces et les activités de la pêche artisanale : La stratégie doit comporter des mesures concrètes pour sécuriser les zones de pêche traditionnelles, les sites de transformation et les circuits de commercialisation contre les pressions d’autres secteurs économiques.
-
Orienter les financements vers les besoins prioritaires de la pêche artisanale : Les investissements doivent cibler les projets qui répondent aux besoins réels des acteurs : améliorer la sécurité en mer, moderniser les infrastructures de débarquement et de conservation, et soutenir le développement du commerce intra-africain pour les produits de la filière artisanale.
De la vision à l’action, ne laisser personne au bord du quai
Le Sénégal se trouve à un carrefour. L’opportunité offerte par la ZLECAf et la structuration de l’économie bleue peut tracer la voie d’une nouvelle prospérité. Cependant, cette ambition se heurte à une réalité incontournable : un secteur économique ne peut être durable s’il exclut ses acteurs les plus essentiels et les plus nombreux.
Le message de la CAOPA est un rappel fondamental : la pêche artisanale n’est pas une simple variable d’ajustement dans une équation économique globale, mais un partenaire central dont la survie et le développement sont des conditions sine qua non du succès. La véritable mesure de la réussite de la stratégie sénégalaise ne sera pas seulement la croissance des chiffres d’exportation, mais sa capacité à transformer ses ambitions en une prospérité partagée, préservant à la fois la richesse des écosystèmes marins et la dignité des communautés qui, depuis des générations, en sont les gardiennes.
Mamadou Aliou DIALLO




Comments are closed