Rôle des femmes dans la pêche artisanale africaine : Défis et Opportunités (Interview)

Chaque 8 mars, le monde célèbre la Journée internationale des femmes. Et l’ONU a déclaré l’année 2022 comme l’Année internationale de la pêche artisanale et de l’aquaculture (AIPAA 2022). Pour parler de cette fête et du rôle de la femme dans la pêche artisanale africaine, nous avons interrogé Mme Aina Liantsoa RANDRIANANTOANDRO, spécialiste en post-capture des pêches au sein de la Division des pêches et de l’aquaculture de la FAO Rome. Actuellement, elle est aussi en train de préparer sa thèse de doctorat qui porte sur les liens entre égalité du genre, adoption de technologies et développement durable dans les pêches artisanales en Afrique Sub-Saharienne.

« À l’occasion de cette journée internationale des femmes, je m’adresse à toutes les femmes du secteur de la pêche et de l’aquaculture artisanales : Vous travaillez à petite échelle, mais grande est votre valeur dans le développement durable du secteur ».

Quelle est aujourd’hui l’importance de la pêche artisanale en Afrique ?

En Afrique, le secteur de la pêche artisanale contribue de manière importante non seulement à l’économie et aux moyens de subsistance du continent, mais aussi à la sécurité alimentaire et à la nutrition des populations. 66% des prises totales en Afrique proviennent de la pêche artisanale, avec la pêche continentale qui représente la moitié de ces prises.

En 2010, il était estimé que la pêche artisanale générait plus de 3 millions de tonnes de captures dans les eaux marines pour une valeur totale de 4.8 milliards de dollars. En 2014, le secteur a produit une valeur ajoutée estimée à plus de 24 milliards de dollars, soit 1.26% du PIB de l’ensemble des pays africains.

En outre, la pêche artisanale contribue significativement à l’économie en tant que source d’emplois.

En 2011, on estimait que 10 millions d’Africains dépendaient de la pêche artisanale comme principal moyen de subsistance, et que 90 autres millions dépendaient de la pêche dans le cadre d’une stratégie de subsistance diversifiée. Dans une large mesure, le niveau élevé d’emploi dans le secteur de la pêche artisanale s’explique par le peu de possibilités offertes aux communautés d’avoir une autre activité génératrice de revenus. La pêche artisanale est également cruciale pour la sécurité alimentaire de plus de 200 millions d’Africains.

En effet, le poisson constitue un aliment de haute qualité qui contient de nombreux nutriments essentiels, et il fournit également des protéines qui peuvent être absorbées plus rapidement que les protéines végétales. Le poisson représente plus d’un cinquième de l’apport en protéines de la région africaine au sud du Sahara.

Son importance dans l’alimentation des populations est ainsi considérable, surtout parmi les populations les plus pauvres, compte tenu de son prix relativement bas. Si je vous donne des exemples concrets : en Sierra Leone, le poisson représente environ 80% de l’apport en protéines animales ; au Sénégal, ce chiffre est de 75%, et au Ghana, il est de 60%.

Quels sont les enjeux et défis du secteur de la pêche artisanale en Afrique ?

 Malgré son énorme contribution, la pêche artisanale ou à petite échelle est généralement sous-évaluée dans son potentiel de développement durable. Le secteur est confronté à de nombreux défis et contraintes qui entravent sa croissance et exacerbent la pauvreté parmi les communautés les plus vulnérables.

De nombreuses communautés de pêche artisanales sont situées dans des zones reculées et vivent dans de mauvaises conditions de vie et de travail. Elles ont généralement un accès limité aux infrastructures de base en matière d’éducation, de santé et de services, en plus de leurs faibles revenus.

La surexploitation des ressources et les menaces qui pèsent sur les habitats et les écosystèmes sont à l’origine de nombreux conflits entre les acteurs de la chaîne de valeur, tant au niveau artisanal qu’industriel. Elles sont également un facteur clé de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée. La dégradation de l’environnement, les aléas du changement climatique, les catastrophes naturelles et celles provoquées par l’homme aggravent cette situation, notamment à cause de la raréfaction croissante des ressources halieutiques.

Globalement, le manque de données sur la pêche artisanale a aussi un impact négatif sur le secteur. Le rôle de la pêche artisanale n’est pas assez pris en considération dans les politiques au niveau national ou régional, car les acteurs de la chaine de valeur sont marginalisés ou complètement ignorés dans les statistiques officielles. Au premier rang de ces catégories d’acteurs marginalisés et ignorés se trouvent les femmes.

Justement, on entend souvent dire que les femmes tiennent une place primordiale dans la pêche artisanale africaine, malgré cette non reconnaissance de leur importance dans le secteur…

 Les femmes représentent un pilier important du secteur de la pêche artisanale africaine. Elles sont au cœur des chaînes de valeur depuis la pirogue jusqu’à la distribution. Il y en a qui préfinancent la sortie des poissons, et sont présentes lors du débarquement sur les côtes.

Dans des pays comme le Ghana, de nombreuses femmes sont propriétaires de bateaux, et certaines accordent même des prêts aux pêcheurs masculins pour qu’ils investissent dans des bateaux ou du matériel de pêche. Mais il est vrai que les femmes sont plus activement impliquées dans les activités en aval, telles que la manutention post-capture, la transformation, l’emballage ou la commercialisation, et elles y représentent en moyenne 58 % des acteurs.

Dans les familles de pêcheurs, le rôle des femmes est crucial dans la commercialisation car elles sont souvent les seules distributrices du poisson, ce qui signifie que le pêcheur dépend de la femme pour convertir le poisson en argent afin d’acheter d’autres aliments et divers produits de première nécessité.

Néanmoins, la discrimination et les inégalités entre les sexes restent importantes dans les sociétés africaines. En raison des règles sociales, des rôles sexospécifiques, du discours politique, de la religion et des préjugés, les hommes et les femmes n’ont pas le même accès ni le même pouvoir sur les ressources, ce qui se traduit par une inégalité des chances pour les femmes.

Ces inégalités ont inévitablement un impact sur la dynamique socio-économique du continent et limitent le potentiel du secteur de la pêche. Dans de nombreuses communautés de pêche, les femmes sont confrontées à des contraintes communes concernant l’accès limité aux services financiers et le manque de contrôle sur leur travail et leurs revenus par rapport à leurs homologues masculins.

En raison de la charge de leur travail domestique et de la garde des enfants, elles sont limitées dans l’accumulation de capital et d’expérience et dans leurs possibilités de voyager, de se constituer un réseau ou encore d’accéder à des marchés plus rentables. Leurs activités de pêche sont traditionnellement considérées comme une extension du travail domestique, la plupart des tâches étant effectuées à la maison ou non loin de celle-ci.

On trouve de nombreux exemples similaires à travers le continent, où la voix des femmes est également sensiblement absente de la plupart des niveaux de décision, des organisations locales aux institutions gouvernementales. Une telle situation conduit à une sous-évaluation de la contribution des femmes au secteur, entraînant leur absence dans la majorité des collectes de données, la nature sous-payée voire non rémunérée de leur travail, et de nombreuses contraintes liées au genre dans leur accès aux services et aux marchés.

 Les femmes de la pêche artisanale jouent un rôle primordial tout au long des chaîne de valeur des produits de la mer. Mais elles travaillent dans des conditions difficiles. Selon vous, quelles peuvent être les priorités sur lesquelles s’appuyer pour améliorer leurs conditions de vie et de travail ?

On peut parler de deux principales dimensions des inégalités qui entraînent des contraintes liées au genre dans la pêche artisanale africaine. La première dimension concerne l’accès limité des femmes aux ressources productives (actifs, services de vulgarisation de la pêche, services financiers, etc.).

La seconde dimension fait référence au pouvoir et au contrôle limités sur les ressources et les bénéfices et à la capacité de prendre des décisions autonomes sur leur utilisation. Ces deux dimensions font en sorte que les femmes travaillent dans des conditions difficiles, comme vous le dites.

Par conséquent, quand les institutions de développement comme la FAO interviennent dans le secteur de la pêche artisanale africaine et en particulier dans la promotion du rôle des femmes, une des principales recommandations concernent la mise en œuvre d’activités de sensibilisation et de formation en tout genre.

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Ce peut être des programmes sur un ou plusieurs aspects de la pêche artisanale, tels que des formations en bonnes pratiques de manutention du poisson, des formations sur les procédés de transformation, d’emballage et de stockage du poisson, des formations sur la commercialisation ou l’entreprenariat, ou encore des formations sur l’organisation de coopératives.

Parallèlement, quand on parle du domaine du post-capture au niveau de la pêche artisanale africaine, la FAO est également très active dans la dissémination de technologies améliorées de transformation du poisson, notamment pour le séchage et le fumage. Celles-ci visent à améliorer les conditions de travail de ces femmes, à augmenter leurs revenus et à améliorer leurs moyens de subsistance et ceux de leurs familles, et ainsi à renforcer leur contribution dans le développement durable du secteur.

 Vous parlez de technologies améliorées qui aident à améliorer les conditions des femmes dans la post-capture. En Afrique, on voit les fours FTT de la FAO qui sont de plus en plus populaires parmi les femmes transformatrices de poisson. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces fours ?

Oui, les fours FTT ou fours FAO-Thiaroye de transformation ont été développés par la FAO en 2008 en collaboration avec le Centre national de formation des techniciens des pêches et de l’aquaculture du Sénégal. Le FTT est une technologie de séchage et de fumage innovant développé à partir d’un fumoir amélioré de première génération existant – par exemple un Banda, un Chorkor ou un Altona, auquel on ajoute des équipements spécifiques pour en améliorer la performance et la qualité des produits finis. Pour une brève description, à un fumoir existant, on rajoute un fourneau à braise, une plaque de collecte de graisse, et un générateur indirect de fumée.

L’ensemble permet de diminuer significativement le niveau d’hydrocarbures aromatiques polycycliques dans le produit fini et d’avoir une meilleure qualité car les produits n’ont plus cet aspect noirâtre dû aux mélanges de graisse, de cendre et de dépôt de fumée. Les femmes transformatrices de poisson qui ont utilisé le FTT disent en être satisfaites, car le four a considérablement réduit leur exposition à la chaleur, à la fumée et aux brûlures.

Leur consommation en combustible est également réduite, avec un temps de fumage qui varie généralement entre 3 et 5 heures avec le FTT, contre 12 à 24 heures avec les fours traditionnels. En fonction des modèles, un four FTT peut aussi fumer jusqu’à 100 kg de poisson par session. Dans certains pays, les fours FTT ont été à l’origine d’une véritable révolution au niveau des communautés de femmes transformatrices de poissons.

A Abidjan, en Côte d’Ivoire, sur le site d’Abobodoumé, les femmes ont pu réaliser des produits à valeur ajoutée à base de poisson, comme les saucisses, les croquettes ou encore les farcis de poisson. Elles ont aussi appris à mieux s’organiser en coopératives, et ont développé sur leur site de transformation d’autres activités leur permettant d’augmenter leurs revenus.

Depuis 2008, la FAO travaille sur la dissémination de ces fours FTT sur le continent africain et ailleurs. Dans la mesure du possible, nous insérons cette activité dans une des composantes de nos projets et programmes sur le continent. Nous sommes aussi très ouverts sur le partenariat avec d’autres institutions de développement et organisations internationales, comme la Banque Mondiale, le FIDA, l’ONUDI pour ne citer que quelques-uns – dans ces efforts de vulgarisation des fours FTT.

Chaque 8 mars, le monde célèbre la Journée internationale des femmes. Et l’ONU a déclaré l’année 2022 comme l’Année internationale de la pêche artisanale et de l’aquaculture (AIPAA 2022). Selon vous, qu’est-ce qui doit être la particularité de la fête du 8 mars cette année ?

En effet, l’ONU a déclaré l’année 2022 Année internationale de la pêche et de l’aquaculture artisanales, et la FAO a été désignée pour être le chef de file pour coordonner la célébration de cette année en collaboration avec d’autres organisations du système des Nations Unies.

Pour rappel, l’objectif de la célébration est double. En premier lieu, elle vise à attirer l’attention du monde entier sur le rôle que jouent les travailleurs du secteur de la pêche et de l’aquaculture artisanales dans la sécurité alimentaire et la nutrition, l’éradication de la pauvreté, ainsi que l’utilisation durable des ressources naturelles.

En second lieu, cette célébration est aussi une occasion de renforcer le dialogue entre les différents acteurs et parties prenantes, et notamment d’accroître la visibilité des petits producteurs et leur permettre de mieux participer aux processus décisionnels qui affectent leurs activités et leur vie quotidienne.

La célébration de la journée internationale des femmes cette année pourrait ainsi insister toujours davantage sur la place centrale des femmes dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture artisanales afin de leur donner les moyens d’agir pour favoriser le développement durable. Ici, je tiens à rappeler le slogan de l’AIPAA qui est ‘À petite échelle, une grande valeur’.

À l’occasion de cette journée internationale des femmes, je m’adresse alors à toutes les femmes du secteur de la pêche et de l’aquaculture artisanales : Vous travaillez à petite échelle, mais grande est votre valeur dans le développement durable du secteur. Je souhaite aussi réitérer vigoureusement cette affirmation à l’attention de toutes les parties prenantes, au niveaux national, régional et international : les femmes sont indispensables pour parvenir à une pêche et une aquaculture durable ; il nous incombe de reconnaître et de valoriser leur rôle à travers chaque maillon des chaînes de valeur du secteur.

Interview réalisée par Aliou DIALLO

 

 

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